L’entreprise libérée est-elle un fantasme ?
Le | Gpec
Qu’il soit adulé ou décrié, le modèle d’entreprise libérée fait l’objet de vives réactions dans la sphère des RH. Derrière ce concept au storytelling bien huilé, se cache une volonté d’attribuer davantage d’autonomie et de responsabilités aux collaborateurs. Intégrer une dimension plus humaine dans l’entreprise, ça part d’un bon sentiment… Et si ce modèle, sur le papier prometteur, était finalement contre-productif
?
On se souvient tous de Zappos, cette entreprise de vente en ligne qui, après avoir décidé d’opter pour le modèle d’entreprise libérée, a assisté à l’exil de 260 salariés, soit 18 % de ses effectifs ! Au-delà du mauvais coup de pub pour Isaac Getz, l’inventeur du concept, cette histoire illustre que certaines entreprises sont prêtes à expérimenter de nouveaux modes de management dans lesquels les mots « pression hiérarchique » et « processus de contrôle » font place nette à « autonomie » et « responsabilité ». Si, malgré les essais non-concluants de certaines entreprises béta-testeuses, le buzz est bel et bien là, c’est parce que le concept formule, sur le papier, de jolies promesses. ʺL’entreprise libérée répond à ce que recherche aujourd’hui les dirigeants et les managers : redonner du sens et de la cohérence aux salariés de l’entreprise. Des facteurs essentiels au bien-être au travailʺ, confirme Riadh Lebib, docteur en neurosciences et consultant-chercheur au sein de SBT.
Quid des individualités ?
Dans les faits, le modèle d’entreprise libérée est difficile à mettre en place.Car, comme tout mode d’organisation, il ne peut convenir à 100 % des salariés. ʺDans le taylorisme, les travailleurs évoluaient dans un cadre sécurisé mais frustrant, avec des tâches à réaliser et un modèle de production à suivre. Dans l’entreprise libérée, on corrèle l’autonomie et la responsabilité au bonheur et à la performance, en oubliant que tous les salariés ne se retrouvent pas dans cette équation. Dans aucun des cas, on ne prend donc en compte les individualitésʺ, note Frédéric Mischler, expert en transformation et en innovation RH. Pour François Geuze, auditeur social, cette logique d’autonomisation « à tout-va » des salariés perturbe les grands équilibres de l’entreprise, ʺnotamment celui entre la contribution des employés et leur rétributionʺ, précise-t-il. ʺSi on force le trait, le concept revient à faire des économies sur le dos de la ligne managériale et à demander aux salariés de travailler davantage pour gagner autant !ʺ. Un risque d’autant plus prégnant que ce modèle aurait été vendu aux dirigeants ʺcomme une occasion de générer de la performance financière, dans une logique de « cost-killing », absolument fausseʺ, estime-t-il.
De bons ingrédients à retenir !
Reste que le modèle traditionnel de management a du plomb dans l’aile et qu’il est urgent de le réinventer. Evidemment perfectible, celui de l’entreprise libérée, injustement associé à l’anthropie, constitue l’une des nombreuses tentatives. Malgré ses limites, il peut être inspirant à bien des égards. ʺLe principe de base de l’entreprise libérée est le fonctionnement en mode projet. Cette organisation peut être relativement accessible pour les entreprises, à condition qu’elles acceptent de déléguer des tâches sans prendre en compte la notion de hiérarchie. En mode projet, le chef ne doit pas forcément être le manager, mais le plus créatif ou le plus expérimentéʺ, illustre Riadh Lebib.En parallèle de l’entreprise libérée, d’autres modèles émergent. Frédéric Mischler retient, par exemple, celui de la coopérative d’emploi, ʺqui repose sur un cadre structurant quoique sans aucune hiérarchieʺ, précise-t-il. Pourrait-il constituer un bon compromis pour les dirigeants et les salariés ? L’heure est décidément à l’expérimentation !
Aurélie Tachot