Vincent Huguet (Malt) : « Les DRH devraient établir des politiques freelance »
Par Philippe Guerrier | Le | Site emploi spécialisé
Malt, la place de marché qui met en relation les freelances et les entreprises, a 10 ans. Elle a changé de dimension avec le rachat de Comatch en 2022. Rétrospective et perspective avec Vincent Huguet, CEO et cofondateur.
En 10 ans, comment la perception du freelance par les entreprises a-t-elle changé ?
C’était complètement différent. A l’époque, on se demandait pourquoi ces profils de freelance n’avaient pas de ‘vrai boulot’. En entreprise, on les cachait derrière des corps intermédiaires comme des ESN. Le mouvement était émergent. Alors, que pour les personnes concernées, le travail en freelance était déjà un vrai choix et non une situation par défaut.
10 ans plus tard, le marché s’est complètement retourné avec des profils de spécialiste de haut niveau qui amènent à la fois des hard skills et des soft skills. Ce sont des entrepreneurs en fait.
Nous le voyons avec nos activités dans 9 pays, essentiellement en Europe du Sud et en Europe du Nord. L’Espagne a encore une vision conservatrice du freelance. En revanche, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, le monde du travail indépendant est très développé.
Il y a une prise de conscience de la part des entreprises : les freelances sont là et il faut savoir travailler avec eux. C’est intéressant aussi l’expérience sur 10 ans. Au départ, je pensais que nous allions travailler essentiellement avec des DRH. Cela s’est révélé faux : nous travaillons directement avec les opérationnels ou les directions achats. Depuis 3 ans, les DRH commencent à s’y intéresser. C’est une bonne nouvelle.
Se dirige-t-on vers une uniformisation du statut de freelance en Europe ?
On aimerait une certaine harmonisation des pratiques sur le freelancing comme sur l’emploi en règle générale. Ce n’est pas le cas actuellement.
Il existe des différences en termes de statut mais les systèmes sont similaires dans chaque pays autour d’un statut de type auto-entrepreneuriat mais avec des limites fixées par la loi comme le plafond de chiffre d’affaires et des sociétés structurées avec peu de personnel et soumises à des charges.
Mais, pour chaque pays, nous devons nous adapter à chaque cadre de réglementation.
Vous avez changé d’échelle depuis le rapprochement en 2022 avec l’Allemand Comatch. Comment se passe l’intégration ?
C’est notre première acquisition pour notre développement international. En Allemagne, Comatch était leader avec sa marketplace pour les consultants indépendants et les experts sectoriels, avec ses capacités de curation et de sélection des profils.
Cela représente pour Malt l’opportunité de se placer sur une nouvelle verticale : le management de transition et le conseil en stratégie.
L’intégration a vraiment démarré en début d’année 2023. Elle va s’approfondir dans quelques semaines, tout en gardant le meilleur des 2 mondes. A terme, le volet consulting devrait représenter 30 % de notre volume d’affaires.
Allez-vous titiller les grands acteurs du conseil comme EY, PwC ou Deloitte ?
Nous serons sur une trajectoire similaire à celle perçue dans le monde de l’IT.
Nous sommes déjà partenaires de grands acteurs du conseil, en s’engageant sur des grands projets ou dans la perspective d’une coordination des chantiers.
Les donneurs d’ordres attendent de leur part une valeur ajoutée plus forte que la gestion des problématiques de sourcing.
Quels autres développements stratégiques préparez-vous pour Malt ?
- En juin, nous avons installé un comité consultatif de 17 freelances européens (Malt Freelancer Advisory Board) qui a pour mission de soutenir l’équipe de direction de Malt dans l’élaboration de notre vision du freelancing pour les années à venir ;
- Parallèlement, nous travaillons avec notre codir sur les axes stratégiques. L’intégration approfondie avec Comatch mais aussi avec les outils d’entreprise font partie des priorités pour l’année prochaine.
- Nous allons mieux coordonner les efforts pour accompagner un client à l’international. Car, au-delà de l’exécution commerciale, il y a un sujet de produit qui doit à la fois rester le même, tout en l’adaptant à chaque pays.
Le 29/08/2023, dans le cadre de la convention REF 2023 du Medef, vous avez participé à une initiative French Tech visant à promouvoir les solutions numériques des start-ups françaises auprès des directions d’achats des groupes. Quelle est votre contribution sur le sujet ?
30 % des personnes qui travaillent dans le digital en Europe sont des freelances.
C’est un combat que nous menons depuis 10 ans. Nous représentons quelque part un témoignage pour la French Tech. Nous avons bien avancé en termes de collaboration approfondie avec les groupes. Ce n’est pas le cas de toutes les start-ups.
Malt travaille avec quasiment tous les groupes du CAC 40 avec des millions voire des dizaines de millions d’euros de volumes d’affaires réalisés avec ces comptes. Mais il reste encore du travail.
Nous sommes encore parfois perçus comme la longue traîne des achats. Alors que nous voulons être considérés comme un vrai acteur à la hauteur de leurs prestataires traditionnels de services numériques ou de conseil.
C’est un virage incontournable : nous estimons que 30 % des personnes qui travaillent dans le digital en Europe sont des freelances. Il n’est pas possible de se couper de ces profils experts qui travaillent à l’extérieur des organisations. Celles-ci doivent établir une politique freelance.
Mais les RH doivent s’emparer du sujet car les collaborations avec les freelances sont de plus en plus longues avec des interactions approfondies avec des collaborateurs d’entreprise.
C’est aussi une grande évolution par rapport à la situation à notre démarrage en 2012. Auparavant, les missions des freelances portaient sur quelques jours ou quelques semaines. Elles sont maintenant plus longues : en moyenne 6 mois avec les clients corporate.
Au regard de l’expérience engendrée avec la communauté de freelances de Malt, comment évolue la relation de « coopétition » (mi-collaboration mi-compétition) avec les ESN ?
Le monde va davantage se polariser. De très gros acteurs dans les ESN auront des capacités de coordination de très gros projets avec des viviers de freelances disponibles pour des micro- ou macro-projets. Ceux qui se trouvent à un niveau intermédiaire vont disparaître s’ils n’amènent pas de véritable valeur ajoutée.
Dans notre réseau de freelances, nous retrouvons souvent d’anciens collaborateurs d’ESN ayant acquis de l’expérience et qui ont pris leur indépendance. Ils sont donc plus libres pour choisir leurs clients.
Aux Etats-Unis, l’ouverture est plus large : pour mener un grand projet, un cabinet conseil doit prévoir une proportion de 20 % à 30 % de freelances en staffing. Nous n’en sommes pas arrivés à ce degré en France mais les mentalités évoluent.
La vague actuelle de l’IA générative inquiète-t-elle votre communauté de développeurs en freelance ? Considèrent-t-ils que l’automatisation des tâches à outrance risque de leur faire perdre leur job ?
Au sein de Malt, nous avions adopté très tôt le machine learning pour optimiser nos processus de matching. Bien avant la vague hype de l’IA générative avec ChatGPT. Je prendrais un peu de recul sur les « start-ups AI First ». Je pense que ceux qui en feront le plus sont ceux qui en parleront le moins.
Amazon utilise l’IA pour sa supply chain mais qui s’en préoccupe ? Ce sont davantage des outils en back-office que l’on ne verra pas en tant qu’utilisateur final. Attendons d’évaluer dans quelle mesure le travail des collaborateurs des groupes sera impacté avec l’IA.
Les développeurs ne vont pas perdre leur job à cause de l’IA. Mais ils devront les adopter dans le sens d’un travail amplifié pour être plus productifs et donc plus efficaces.
Malt célèbre ses 10 ans en 2023. Comment esquissez-vous Malt dans 10 ans à l’horizon 2033 ?
Je vois Malt confirmer sa place de leader en Europe, un outil davantage connu des DRH, davantage intégré aux ERP d’entreprise dans un monde de travail hybride avec des passerelles fluides entre les collaborateurs internes d’un groupe et les freelances.
Nous nous concentrons à moyen terme sur un périmètre large de développement en Europe. Mais, d’ici 10 ans, nous viserons aussi les Etats-Unis.
Quelques indicateurs d’activité de Malt
• Réseau de freelances : 500 000 freelances dans 9 pays,
• Nombre de clients : 60 000 entreprises de toutes tailles et de tous secteurs, dont 80 % des entreprises du CAC 40 et du DAX 40.
• Objectif financier : 1 Md€ d’ici fin 2024
• Dernier tour de financement : 80 M€ levés en juin 2021 avec Eurazeo, Goldman Sachs Asset Management, Serena, Isai et Bpifrance (fonds Large Ventures).
Concepts clés et définitions : #DRH ou directeur des ressources humaines