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Comment le Covid-19 a stoppé net le marché du coworking

Par Philippe Guerrier | Le | Workspace

Là aussi, l’effet Covid-19 a été brutal ! Les 1700 espaces de coworking ont dû fermer leurs portes soudainement. La dynamique de croissance a été stoppée net. Et c’est maintenant une crise économique mondiale qui se profile.

Comment réagissent-ils ?

Cocoon Space, Wojo et l’association France Tiers-Lieux, témoignent auprès d’Exclusive RH.

Coworking vs Covid-19 : la rupture nette du marché - © D.R.
Coworking vs Covid-19 : la rupture nette du marché - © D.R.

Comment le séisme du Covid-19 est-il vécu par les acteurs du co-working ?

Exclusive RH a rencontré trois acteurs qui partagent leurs expériences dans la tourmente : Cocoon Space, Wojo et l’association France Tiers-Lieux qui tente de fédérer des structures hétéroclites pour constituer une filière professionnelle prenant en compte une dimension de cohésion sociale et territoriale.

Un marché en croissance jusqu’au Covid-19

Les espaces de coworking constituent des lieux de travail partagé comprenant des espaces communs (coins détente, cafétéria, etc.) et hébergeant des instigateurs de projets de tous horizons : travailleurs indépendants, start-uppers, équipe de départements ou de filiales d’innovation de grands groupes. Des animations sont parfois mises en place pour fédérer des esprits de communauté entre coworkers.

Dans ces lieux souvent cosy et équipés en Wi-Fi, imprimantes, etc., il est possible de louer un poste de travail ou un espace de réunion, au mois, à la journée, voire à l’heure dans une approche de « flexibilité » de gestion des projets et des ressources humaines.

En région parisienne, des communautés se sont constituées autour d’adresses ou de réseaux comme Morning Coworking (exploité par Bureaux à partager), Wojo (ex-Nextdoor), The Bureau, Kwerk, La Ruche ou l’Anticafé (accolé au campus d’innovation Station F de Xavier Niel, également fermé en ce moment).

Sans oublier la référence originelle WeWork d’origine américaine qui est tombée de son piédestal après un processus calamiteux d’introduction en Bourse enclenché en 2028 et une perte faramineuse de valorisation (passée de 47 milliards de dollars dans le courant de l’été 2019 à moins de 8 milliards en octobre 2019).

Les centres d’affaires se sont aussi glissés sur ce créneau du coworking comme Regus avec la marque Spaces mais aussi des entrepreneurs en mode start-up comme Cocoon Space sous formes « d’espaces de travail cosy à louer à la demande ».

Selon Bureaux A Partager qui exploite un annuaire dédié et un indice du coworking, on recense 1700 espaces de coworking en France en 2019. Cela représente plus d’un millions de mètres carrés de coworking en France.

L’immobilier est un poste de dépense non négligeable dans le modèle économique. Le loyer peut représenter entre 40 et 60 % dans les postes de dépenses d’exploitation d’un espace de co-working.

« On absorbe le choc » (Sylvain Chevet, Cocoon Space)

Créée en 2015, Cocoon Space exploite 75 lieux de rendez-vous sur Paris répartis sur une quinzaine d’adresses. La société propose des espaces de travail privatifs à louer à la demande, en marge du « core coworking » mais elle assume ce positionnement décalé. « Notre activité colle très bien avec les indépendants qui viennent rencontrer des partenaires, des clients et des fournisseurs. », explique Sylvain Chevet, CEO & co-fondateur de Cocoon Space.

La société, qui a levé 1,3 million d’euros auprès de Nexity et Newfund en août 2019, revendique 500 entreprises clientes avec un nombre de réservations en moyenne hebdomadaire de 800 à 900 réservations par semaine.

Comme pour toutes les entreprises françaises, le confinement a été perçu comme un moment de rupture.

« Nous nous sommes appuyés sur les recommandations sanitaires du gouvernement, notamment lorsqu’il a établi le confinement pour l’ensemble de la population. Nous avons fermé les salles à partir du mardi 17 mars dès le matin. Dans nos CGV, il est mentionné qu’il est possible d’annuler les réservations de salles 24 heures avant. Avec l’annonce du confinement, nous avons garanti à nos clients que les réservations seraient remboursées dans un délai d’une dizaine de jours », relate Sylvain Chevet.

« Le mercredi matin (18 mars 2020), nous avons diffusé un message à tous nos clients et nous avons bloqué les réservations ultérieures. Notre site Web indique que les réservations redémarreront à partir de début mai. Mais c’est à titre indicatif. En fait, elles seront bloquées jusqu’à la fin officielle du confinement encore non déterminée. »

Une exception à la règle de la fermeture des locaux a été faîte au profit de Tiptoque.com : la start-up FoodTech propose des plateaux-repas gratuits élaborés par des chefs cuisiniers aux personnels soignants. « Nous avons mis à disposition trois grandes salles de réunion à titre gracieux de Cocoon pour Tiptoque qui ne pouvait pas accueillir ses salariés dans ses locaux trop petits. Tout en respectant des règles de distanciation sociale. »

Face à la crise, Cocoon Space a adapté son organisation.

Une partie de son équipe a basculé en chômage partielle (8 personnes sur 13) et la start-up compte sur deux autres dispositifs : le recours au fond de solidarité TPE-PME et le prêt garanti par l’Etat.

Cette période de fermeture complète représente une « perte sèche » selon Sylvain Chevet : « C’est le même business qu’un restaurateur : un repas qui n’est pas pris ne sera pas pris plus tard. On ne peut pas le rattraper. » Difficile d’avoir de la visibilité en l’état actuel après une quinzaine de 15 jours de confinement. « On absorbe le choc. On verra fin avril. C’est très difficile de se projeter pour nous et pour nos clients car la situation change toutes les semaines » , commente notre interlocteur.

Cocoon essaie de tâter le pouls du côté de ses clients pour la sortie de crise. « Nous pourrions trouver des leviers en aidant cette communauté d’utilisateurs pendant la période de confinement et voir comment nous pourrions les aider à réactiver leur activité. Peut-être en favorisant les locations à la journée plutôt qu’à l’heure en raison de la charge de travail supplémentaire escomptée », suggère Sylvain Chevet. « Pour l’instant, l’idée n’est pas de mettre la clé sous la porte. Nous cherchons à savoir comment Cocoon peut être utile dans le nouveau contexte post-Covid-19. »

Pour cela, Cocoon met en exergue deux garanties post-confinement :

  • la flexibilité tarifaire (très peu de coûts avancés par les clients) ;
  • la sécurité à valeur ajoutée avec des conditions sanitaires renforcées.

Au-delà de l’organisation et du business, Sylvain Chevet et son associé Jean-Yim Chhoa doivent gérer les relations avec les propriétaires des locaux exploités par Cocoon. « Nous leur avons demandé de suspendre les loyers en vue d’un report. Les échanges avec les propriétaires se passent plutôt bien pour l’instant. Mais ce sera plus compliqué si la situation de confinement et donc de suspension de nos activités perdure. »

 « Nos sites étaient complets jusqu’au 15 mars » (Stéphane Bensimon, Wojo)

Les ailes de Wojo (ex-Nextdoor), soutenue par Bouygues Immobilier et Accor, ont été coupées également. Le réseau compte une dizaine de sites entre Paris, l’Ile-de-France et Lyon, répartis sur 55 000 mètres carrés. Il héberge 500 entreprises, dont 350 dans des espaces dédiés (30 % de grands comptes, 50 % de PME, le reste étant des autoentrepreneur et des freelances). Soit une base potentielle de 5500 membres.

« Nos sites étaient complets jusqu’au 15 mars », assure Stéphane Bensimon, président de Wojo. « Avec le confinement, nos espaces sont vides. Néanmoins, les sites restent accessibles pour nos clients s’il souhaitent chercher des dossiers. Il n’y a plus d’accueil ou d’animations sur place mais on maintient les services de nettoyage et de maintenance des immeubles. »

Garder l’esprit maison de « workspitality » malgré le contexte

Pour garder l’esprit maison de « workspitality » malgré le contexte difficile, Wojo exploite une application baptisée Community. « C’est une plateforme virtuelle avec une touche servicielle avec des conférences en ligne et une dimension d’animation qui a été renforcée. »

Les premiers feedbacks avec ses clients commencent à apparaître. « Nous avons quelques coworkers qui suspendent leurs abonnements. Globalement, la plupart des entreprises à ce stade ne souhaitent pas arrêter. Au contraire, ils voudraient revenir dans une situation normale », évoque Stéphane Bensimon.

« Aujourd’hui, le dispositif normal des locations s’applique mais nous sommes à l’écoute au cas par cas, en fonction de plusieurs critères comme la fidélité à Wojo, des contrats flexibles ou fermes, des secteurs d’activité. » Tout comme Cocoon Space,  Wojo « discute » avec les propriétaires d’immeubles (9 interlocuteurs pour onze sites exploités) mais il est trop tôt pour savoir comment la situation va évoluer.

L’après-crise peut être considérée sous deux prismes

Tout d’abord le rapatriement des équipes installées sur les sites de coworking vers leurs maisons-mères ou le sens inverse… Stéphane Bensimon considère que la crise économique pourrait se transformer en nouvelles opportunités de business quand le ciel de la conjoncture va s’éclaircir. « Les entreprises seraient tentées de chercher de la flexibilité. Pour faire redémarrer le marché, au lieu de repartir sur un bail classique, les entreprises pourraient regarder davantage nos solutions fondées sur des modèles de coworking et de fonctionnement par poste. Le tout sur fond d’adoption de nouvelles méthodes de management et d’une volonté de faire vivre de nouvelles expériences aux collaborateurs. »

« Une étude d’impact face à cette crise violente » (Patrick Levy-Waitz, France Tiers-Lieux)

A la suite de la remise d’un rapport remis au gouvernement en octobre 2018, comment structurer la filière des tiers-lieux avec sa diversité de profils de structures collaboratives qui passent notamment par les espaces de coworking ? 

Le rôle des 1800 tiers-lieux (en 2018) éparpillés sur le territoire national

Patrick Levy-Waitz insiste sur le rôle des 1800 tiers-lieux (en 2018) éparpillés sur le territoire national pour dynamiser au niveau local l’économie collaborative, sociale et solidaire ou l’innovation en mode maker tout simplement.

Il y a une certaine « fragilité économique » des multiples réseaux géographiques d’espaces de travail, sous-ensemble d’une sphère plus grande de tiers-lieux protéiformes (fablabs, hackerspaces, living labs, etc.) comme levier de cohésion sociale au sein des territoires, au-delà du business généré par des sociétés commerciales dans les métropoles.

Parallèlement à ses fonctions de dirigeant d’ITG (société de portage salarial), Patrick Levy-Waitz préside aussi la Fondation Travailler et l’association France Tiers-Lieux. Celle-ci a vocation à faciliter la préfiguration d’une filière professionnelle et de faire la jonction avec le gouvernement, à travers le ministère du Travail et celui de la Cohésion des territoires.  « La crise est violente car elle fracasse la totalité des activités des tiers-lieux. En fermant leurs portes, ils se retrouvent dans des situations complexes », évoque-t-il.

L’association France Tiers-Lieux a lancé une étude d’impact « légère » de la crise Covid-19 sur les tiers-lieux pour :

  • observer si les tiers-lieux bénéficient effectivement des dispositifs mis en place par l’Etat pour aider les entreprises et associations ;
  • préciser l’impact de la crise sur les tiers-lieux pour faire l’état des lieux de la situation et, le cas échéant, argumenter auprès des institutions de la nécessité de soutiens adaptés aux tiers-lieux.

Les acteurs concernés peuvent participer à cette étude jusqu’au 15 avril 2020. Pour l’instant, l’association coordinatrice a reçu 150 réponses. Les éléments recueillis serviront à mieux percevoir les conséquences de cette crise et « d’alerter le gouvernement » dans la perspective d’un plan de reconstruction et de relance. D’ici la fin du mois, un conseil d’administration de l’association et une éventuelle réunion interministérielle devraient permettre d’éclaircir la feuille de route. « Nous serons une force de propositions. Les conventions que nous avons signées avec l’État nous conduisent à le faire », évoque Patrick Levy-Waitz.

Le président de l’association souhaiterait notamment « des ajustements au programme des tiers lieux pour soutenir ceux à taille suffisante et sécuriser le dispositif avec l’appui de la puissance publique »

Sous la houlette du gouvernement, un Conseil national des tiers-lieux a été instauré en juin 2019 dans le cadre d’un programme interministériel. Le dispositif intègre notamment un fonds doté de 50 millions visant à faire émerger 300 « Fabriques de territoire ». 110 ont été labellisées en l’état actuel.

« Il y aura un besoin de réduire les inégalités qui vont se creuser avec la crise », prédit Patrick Levy-Waitz. « Il y a aura un sujet très fort de solidarité nationale entre les générations et entre les plus modestes et les plus aisés. La question territoriale sera plus complexe. Les risques d’aggravation seront importants avec des petites manufactures extrêmement fragilisées. Il ne suffira pas d’injecter de l’argent mais de recréer une dynamique territoriale. Les tiers-lieux ont un rôle à jouer en la matière. »