Sommet d’action sur l’IA : sans inclusion, le risque d’accentuer la fracture numérique
Lors d’un forum en lien avec le Sommet pour l’action sur l’IA, l’Assemblée nationale a rassemblé un panel d’experts pour évoquer le thème de l’inclusion à l’ère de l’IA. Ils sont issus de Google DeepMind, Ecole Polytechnique, Aqemia, Renault Group et Diversidays.
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Bien qu’une multitude de groupes américains réduisent actuellement leurs ambitions en matière de politique diversité - équité - inclusion (DEI) depuis la prise de fonction de l’administration Trump, l’essor de l’IA suscite beaucoup d’interrogations sur la manière d’embarquer tous les citoyens et les travailleurs dans ce nouveau monde et cette nouvelle configuration de marché du travail et de l’emploi.
Dans le cadre du récent Sommet pour l’action sur l’IA qui s’est déroulé à Paris, des experts réunis lors d’une table ronde intitulée « Inclusivité dans l’IA : comment faire de l’IA une opportunité pour toutes et tous » ont partagé leurs points de vue lors du Forum de l’intelligence artificielle à l’Assemblée nationale organisé le 11 février 2025.
Joëlle Barral, Google DeepMind :« Avec l’IA, c’est important de dépasser les clivages »
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DeepMind est la branche R&D la plus avancée en matière d’exploration de l’IA au sein de Google (propriété de la holding Alphabet). Elle est à la pointe de l’innovation pour concevoir des projets à impact.
Selon le témoignage de Joëlle Barral, Research & Engineering Senior Director de Google DeepMind :
- « Nous sommes au début d’une nouvelle ère avec l’IA qui va changer profondément nos vies. Il est capital que nous en fassions tous partie. Aujourd’hui, trop peu de femmes font l’IA et trop peu de femmes utilisent l’IA.
- Dès le lycée, les femmes s’éloignent des filières scientifiques. En programmes post-Bac, elles ne sont que 20 % dans les filières informatiques. Malheureusement, ce sont des filières dont on part car, si on n’a pas fait de mathématiques au lycée, on n’y arrive pas. On ne construit pas des modèles IA une fois entré dans le monde du travail.
- Il existe un vrai problème à la racine : il faut montrer à ces jeunes filles ce que l’on peut faire avec l’IA et comment on peut avoir un impact sur le monde. C’est une première condition si l’on veut avoir plus de femmes à la construction de l’IA. C’est vrai pour les femmes et pour d’autres dimensions qui sont exclues. »
Elle poursuit sa réflexion dans ce sens :
- « Si tous les métiers de demain intègrent de l’IA, il faut que tout le monde expérimente ses modèles pour voir comment l’IA remplacera ou augmentera certaines tâches du quotidien. C’est important de dépasser les clivages en fonction des genres ou d’autres dimensions.
- Pour alimenter cette nouvelle ère de l’IA au cœur de nombreux métiers, il faut se saisir maintenant du sujet des biais d’orientation dans le parcours d’enseignement.
- L’idée de rallonger l’obligation des cours de mathématiques, de sciences ou d’informatique dans le parcours général d’enseignement au lycée me semble une bonne idée pour susciter des vocations qui ne sont pas évidentes au départ et pour s’engager dans des filières scientifiques après le Bac.
- Au-delà des cours théoriques, il faut démontrer comment les sciences et les mathématiques peuvent impacter le monde et résoudre des problèmes concrets.
- Dans la tech, il n’y a pas que les mathématiques et la conception de modèles IA qui comptent. Il existe plein d’autres métiers.
- Néanmoins, il faudrait favoriser la reprise de cours de mathématiques si on s’en est éloigné trop tôt pour répondre à des besoins métiers qui concernent l’IA.
- Par exemple, on pourrait monter des passerelles ou des tutos pour qu’un plus grand nombre d’étudiants pendant une formation ou de personnes au cours son parcours professionnel soit confronté à l’IA. »
A sa manière, Google s’implique dans l’acculturation numérique en France. A travers les Google Ateliers Numériques enclenchés sur le territoire depuis 10 ans, le groupe Internet indique avoir formé 900 000 personnes au numérique puis à l’IA.
Laura Chaubard, École Polytechnique : « Dans la conception des modèles IA, il faut des garanties d’équilibre global dans les représentations »
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Laura Chaubard, Directrice générale de l’École Polytechnique (établissement d‘enseignement supérieur et de recherche, surnommé « X » et sous tutelle du ministère des Armée), apporte sa contribution :
- « Pour développer un modèle IA, il faut avoir fait des études d’informatique et de mathématiques. On retrouve dans l’IA les biais d’orientation, notamment des jeunes femmes qui font des études de sciences (sciences naturelles, médecine…) mais ne s’inscrivent pas dans les filières les plus “matheuses”.
- C’est grave parce qu’aujourd’hui les filières d’ingénierie scientifique amènent à des positions gratifiantes d’un point de vue social, économique avec des niveaux de responsabilité. Ce choix collectif aussi massif de ne pas s’impliquer dans ces filières scientifiques pose une vraie question de société et de trajectoire genrée.
- C’est encore plus grave dans l’IA car ce sont des technologies par des données d’apprentissage absorbées qui peuvent être biaisées par des caricatures que l’on peut trouver par exemple sur Internet.
- Dans la conception des modèles IA, il faut donc introduire des garde-fous et des garanties d’équilibre global dans les représentations. La diversité est donc importante au sein des communautés de créateurs. »
Les efforts ont du mal à payer pour changer la donne.
- « Tous les acteurs économiques sont mobilisés sur le sujet de la diversité pour mener des actions de terrain auprès des écoles, des collèges et des lycées pour éclairer les jeunes sur les parcours de formation scientifique.
- Malgré ces efforts de sensibilisation, les chiffres sont têtus. La situation n’est pas très enthousiasmante : on tâtonne à peine les 20 %. Je pense que l’on adresse des biais culturels puissants de notre société. Si l’on ne fait rien, on retrouvera ces biais dans les IA.
- On ne comprend pas bien ce qui détourne les jeunes femmes d’une projection vers les mathématiques.
- Cela devrait devenir un objet de recherche en exploitant et en analysant les données des trajectoires des parcours d’éducation. À l’École Polytechnique, nous sommes en train de lancer un observatoire des biais d’orientation pour mieux comprendre et mieux agir. »
Emmanuelle Martiano, Aqemia :« La situation de la filière d’ingénieur intégrant 17 % de femmes n’a guère évolué en 15 ans »
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Spécialisée dans les biotechnologies, Aqemia a vocation à développer les « nouveaux médicaments de demain » en associant IA générative et physique théorique. Selon les propos d'Emmanuelle Martiano, cofondatrice d’Aqemia :
- « Les activités de notre équipe, composée d’une soixantaine de personnes (dont 30 % de femmes), représentent un mix entre les sciences de la vie et des technologies. Nous constatons une surreprésentation de femmes du côté des sciences de la vie et trop peu de femmes côté technologies (machine learning et software engineering). La seule ingénieure en software engineering dans notre équipe a initialement fait une école de commerce.
- À titre individuel, j’ai suivi un parcours d’ingénieure CentraleSupélec, une filière intégrant 17 % de femmes à l’époque. 15 ans plus tard, je constate que la situation n’a pas vraiment évolué. Néanmoins, les frontières bougent avec le monde de l’industrie qui se mobilise sur la question de la diversité.
- À propos du recrutement, nous nous opposons au concept de discrimination positive. C’est déjà compliqué d’intégrer une école d’ingénieurs en tant que femme. Inutile d’en rajouter sur le thème “Tu as été diplômée parce tu es une femme”, sinon la vie sera encore plus difficile.
- En revanche, “ne pas discriminer” ne veut pas dire “ne pas accompagner”. Par exemple, en faisant appel à des cabinets de recrutement pour embaucher un ingénieur, on pourrait donner un coup de pouce financier au chasseur de tête si un profil féminin est trouvé pour ce poste. C’est une sorte de biais pour chercher ce qui est difficile à trouver sur le marché. »
Luc Julia, expert IA : « J’ai adopté la méthode de l’inconfort peu populaire auprès des RH de mes compagnies mais qui marchait bien »
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Luc Julia a consacré sa vie à la R&D de groupes et à l’innovation technologique en mode start-ups entre la Silicon Valley (connu comme le créateur de Siri, l’agent conversationnel de l’iPhone d’Apple), la France et l’Asie (en qualité de Vice-Président de Samsung Electronics chargé de l’innovation dans la période 2012-2021).
Actuellement, il cumule la fonction de Chief Scientific Officer chez Renault Group et directeur IA chez Ampere (branche des véhicules électriques du groupe automobile).
Lors du Forum de l’intelligence artificielle à l’Assemblée nationale, Luc Julia a expliqué :
- « Parfois, il faut savoir choisir les données, assumer les biais et probablement réguler. En l’état actuel, la plupart des IA proviennent de la côte Ouest des États-Unis et elles sont entraînées par des adolescents prépubères de la Silicon Valley.
- Si l’on veut disposer des IA européennes et françaises qui nous ressemblent plus, il faut décider de choisir des données et d’introduire nos propres biais. »
L’innovation est aussi distillée dans la gestion RH.
- « Avec les différentes sociétés technologiques que j’ai créées, je m’évertuais à disposer de 40 % de femmes dans les équipes. C’était plutôt une performance par rapport à mon passage chez Samsung : le taux de population féminine parmi les ingénieurs était de 15 %.
- J’ai adopté une méthode peu populaire auprès des RH de mes différentes compagnies mais qui marchait bien : celle de l’inconfort.
- C’est le fait de placer les personnes embauchées, y compris les femmes, dans une situation inconfortable : réaliser une mission en dehors de leurs domaines professionnels de prédilection ou de leurs études.
- Cela marchait très bien : en rejoignant mes équipes sur un terrain méconnu pour faire de l’innovation, c’était une manière de refaçonner les compétences sur le tas. »
Anthony Babkine, Diversidays : « Avec l’IA, on risque de retrouver la même fracture numérique que celle constatée depuis 40 ans »
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Anthony Babkine, Diversidays - © D.R. « En cofondant l’association Diversidays avec Mounira Hamdi il y huit ans, nous considérions que le monde de la tech ne ressemblait pas au visage de la France. Nous avions du mal à percevoir la diversité dans ce domaine.
- En l’espace de cinq ans, nous avons accompagné 15 000 personnes en reconversion professionnelle à travers des programmes dans la tech. Maintenant, on parle d’IA qui est le terme à la mode mais les problèmes ne changent pas : les usages et les compétences.
- Avec Diversidays, nous avons réalisé une vingtaine d’éditions en région avec des cohortes de 1 000 personnes en reconversion sur les métiers du numérique.
Actuellement, le numérique est le 2e secteur d’activité français qui recrute en France. D’ici 2030, il deviendra le premier secteur avec tous les sujets de transformation à appréhender.
- »Les entrepreneurs n’ont pas toujours eu les outils pour bien démarrer alors qu’ils constituent le potentiel de demain. Dans la transition actuelle, nous manquons toujours de financement.
- Un investissement de 109 milliards d’euros pour la France est évoqué à l’occasion du Sommet pour l’action sur l’IA mais quelle proportion de ce montant concernera vraiment tout le monde ? Alors qu’il existe encore des freins classiques de discrimination à l’embauche et d’accès au financement.
- Avec l’essor de l’IA, on risque de se retrouver avec la même fracture numérique constatée depuis 40 ans. »