Après la crise, le travail collaboratif à distance sera-t-il la norme ? Un nouveau défi RH émerge
Par Philippe Guerrier | Le | Motivation & engagement
Trois experts ont apporté leurs réflexions sur ce thème majeur post-confinement lors d’un webinaire News Tank RH : Marc Gosselin (Arkéa), Benoît Serre (BCG/ANDRH) et Samy Aloulou (Accrecio)
L’adoption massive du télétravail en mode confinement va-t-elle bouleverser la future organisation du travail en entreprise qui va émerger après la crise ?
Lors d’un webinaire réalisé le 19 mai 2020 par News Tank RH, trois experts ont alimenté le fil de discussion :
- Marc Gosselin (DRH de Groupe Arkéa) ;
- Benoît Serre (Directeur associé du cabinet conseil BCG et vice-président de l’ANDRH) ;
- Samy Aloulou (Vice-président d’Accretio du nom d’une plateforme digitale pour « l’amélioration du service RH rendu aux collaborateurs »).
RH Matin vous propose une retranscription écrite de larges extraits de ce webinaire disponible en mode video replay, animé par Fabien Claire (Directeur de la rédaction News Tank RH). Son intégralité est proposée en fin d’article via la plateforme vidéo Vimeo.
Marc Gosselin (Arkéa) : « Nous allons rouvrir le dossier du télétravail et déterminer jusqu’où pousser l’expérience »
« Avec le confinement à partir du 17 mars, il y a eu un choc, une mise sous tension ultra-urgente et une mobilisation pour faire fonctionner le groupe au mieux avec des énergies qui se déploient. »
« Il s’agissait de mettre 10 000 collaborateurs en télétravail et de prendre les bonnes décisions technologiques et humaines. Cela a représenté un challenge incroyable. Du jamais vu ou vécu pour le DRH que je suis. »
« Nous avons passé les dix premiers jours au mieux. Nous sommes ensuite entrés dans une deuxième période avec une date de sortie que nous ne connaissions pas mais avec une équipe qui a travaillé au mieux au quotidien. Nous nous sommes aperçus que nos systèmes et nos équipes avaient bien suivi le mouvement pendant ces 55 jours de confinement en servant nos clients. Les mondes de la banque et de l’assurance se devaient d’être proches de ses clients, en particulier sa clientèle professionnelle et les petites entreprises sur nos territoires. »
« Sur 10 000 collaborateurs, nous n’en avions que 1500 qui étaient réellement équipés pour le télétravail et qui avaient signé notre accord ad hoc négocié avec les organisations syndicales représentatives. Le groupe s’était engagé depuis de nombreux mois dans une offre de télétravail. Nous avons étendu les solutions techniques et redimensionné les tuyaux des réseaux pour accompagner le redéploiement des travailleurs chez eux en France et en Belgique. Nous avons eu une mobilisation remarquable de notre équipe informatique. Il a fallu apprendre à utiliser ces outils de manière décentralisée. »
« Les caisses locales étaient uniquement accessibles sur rendez-vous pour traiter les demandes de nos clients. Sachant que nous disposons chez Arkea d’un ensemble d’outils à distance qui permettent à nos clients de réaliser une grande partie des opérations bancaires et assurantielles de chez soi. Mais rien ne remplace le contact humain. »
« Le télétravail ne doit pas nous empêcher de prendre soin de l’autre. Cela ne nous empêche pas de donner un petit coup de fil aux membres de nos équipes pour évaluer le moral. C’est un petit effort mais on ne peut pas imaginer la situation personnelle et psychologique dans laquelle se trouvent les uns et les autres avec cette période brutale de confinement. Nous avons fait passer le message à nos 1400 managers, qui ont plutôt bien vécu cette période, car nous vivons aussi en mode start-up et nous les avons accompagnés par des webinaires et des échanges par messagerie instantanée en guise de suivi et de retour d’expérience. Cette attention portée à l’autre, positive et sincère, permet d’éviter l’isolement. »
« A la rentrée ou dans le courant de l’automne, nous allons rouvrir le dossier du télétravail. Il s’agira d’améliorer l’outil et de déterminer jusqu’où pousser l’expérience. En tant que DRH avec une réflexion à froid, je souhaite que nous puissions ouvrir cette possibilité du télétravail au moins à la moitié du personnel. »
« Nous avions déjà signé un accord dans ce sens avec les organisations syndicales représentatives du groupe. Avec l’accord de son manager, chaque personne qui souhaitait déjà travailler en partie en télétravail passait par un avenant dans le cadre d’une procédure bien encadrée. »
Benoît Serre (BCG/ANDRH) : « La poussée du télétravail à voir comme une excroissance de la refonte de l’organisation du travail »
« Au sein du BCG, nous avons par définition une activité avec des collaborateurs à distance. Les niveaux d’équipements des différentes équipes dans le monde, comme en France, étaient déjà conçus pour travailler à distance. La plupart des consultants passent davantage de temps chez leurs clients que dans nos propres bureaux. Pour autant, même si nous disposions de moyens techniques pour installer le travail à domicile, ce n’est pas facile de basculer dans un monde de télétravail permanent. Ce fonctionnement en confinement n’a rien à voir avec le télétravail que l’on a vécu avant. »
« Les entreprises doivent comprendre qu’elles disposent d’un corps social éclaté entre les collaborateurs qui ont basculé dans le télétravail, ceux qui ne l’ont jamais réalisé (on peut évoquer les équipes en agences bancaires mais aussi celles dans la grande distribution) et ceux qui étaient en activité en mode hybride. En mettant les éléments de bout à bout, la configuration d’organisation était devenue un peu particulière. Les questions de technologie et de dotation d’équipements sont primordiales. Mais, l’important pour la fonction RH, c’est la somme de collaborateurs éclatés en plusieurs statuts différents et la prise en compte du télétravail en mode confinement. »
« Cette mise en place de télétravail massif a révélé de nouvelles règles, qualités et compétences pour les managers dont on avait besoin. La question du management de proximité est essentielle, mais les ressorts sont différents dans ce contexte. Certes, on retrouve la relation humaine pour l’accompagnement mais il y a aussi l’organisation du travail.
«On a tendance à reproduire ce qui existait déjà au bureau mais cette approche complique la situation. Les règles sont différentes, car il faut prendre en compte les contraintes individuelles. »
Ainsi, le fait d’être en télétravail ne veut pas dire être disponible en permanence. Selon une enquête menée par l’ANDRH, les gens avaient le sentiment légitime de travailler beaucoup plus. En fait, c’est biaisé, car ils ne trouvent pas ses moments de pause que l’on trouve en entreprise comme la pause café entre collègues. A domicile, vous avez l’impression d’être tout le temps sollicité. Le sentiment de travailler davantage vient de là.»
Autre enseignement : le premier mois de télétravail s’est plutôt bien passé. L’expérience était nouvelle et la propagation du Covid-19 concernait tout le monde. Les équipes d’entreprises travaillaient sur les projets lancés avant le confinement. Mais, par la suite, elles ont eu plus de mal à savoir si les projets avançaient réellement ou pas. Nous avons assisté à une espèce de gel (« freeze ») dans les projets avec une dynamique qui s’était atténuée avec le temps.»
« Le rôle des managers de proximité pour rebooster, reconfigurer, expliquer et préparer la suite a changé de nature. Je pense que cela va laisser des traces dans les entreprises de manière positive ou négative. »
« La question du dialogue social était très importante au cours de cette période de confinement. Il fallait évidemment le maintenir. Mais il n’y avait aucune obligation de négocier en raison du régime d’urgence. Cette phase de négociation va arriver, car les entreprises vont devoir se ré-organiser pour assurer son fonctionnement et le redémarrage des activités. Nous allons retomber dans des rounds de discussions, qui ne sont pas connus pour leur vitesse. Certes, il y a des dispositions prises par ordonnance pour réduire le temps d’information-consultation des instances représentatives du personnel en entreprise. »
« Le vrai danger est là : il n’y a pas de temps à perdre pour que les entreprises redémarrent d’un point de vue économique mais pour aussi pour des raisons RH. Car les gens commencent à s’inquiéter de leur avenir. (…) La question du télétravail va être probablement intégrée comme un élément dans l’organisation du travail. »
« En France, en l’état actuel, la moyenne du télétravail est de 1,8 jour par semaine. Cette pratique concerne 30 % des gens. Le télétravail à 100 % me semble impossible pour des raisons diverses. La question la plus intéressante sera de savoir si le temps de télétravail va devenir majoritaire dans la semaine par rapport au temps de présence dans les bureaux.
«Il ne faut pas perdre de vue que 40 % des métiers en France ne peuvent pas être réalisés par le biais du télétravail. »
Avec l’essor du télétravail, il faut éviter de créer une nouvelle fracture entre les cols blancs et les cols bleus entre ceux qui peuvent prétendre au télétravail et ceux qui en seraient dépourvus. On peut regrouper les changements dans une série de domaines comme :
- l’organisation du temps de travail (globale et au sein de chaque service) ;
- les nouvelles façons de travailler ;
- le temps de travail lui-même ;
- l’équité de traitement ;
- la qualité de vie au travail ;
- la santé au travail ;
- la formation ;
- les modèles de management.»
« Il faut prendre en compte tous ces paramètres sinon vous risquez de signer qu’un accord technique au lieu d’un acte de refondation d’un pacte social d’entreprise. »
« La poussée du télétravail ne va pas changer l’entreprise. Ce n’est que l’excroissance de quelque chose de plus grand : la refonte de l’organisation du travail vers moins de contrainte et d’inégalité. La question du sens du travail est aussi fondamentale. Pendant la période du confinement, chacun a pu réfléchir sur le rapport du salarié vis-à-vis de son employeur. Il va falloir que l’entreprise reconsolide le travail et trouve du sens au collectif, sous peine de distendre les liens avec ses collaborateurs. »
Samy Aloulou, Vice-président d’Accretio : « L’engagement du collaborateur pourrait être perdu avec l’essor du télétravail »
« En tant que start-up, nous avons pris une position avant-gardiste pour trouver les solutions de demain. Le télétravail a été mis en place chez nous depuis 2018 de manière progressive. L’adoption a été simple parce que nous sommes ancrés dans une culture digitale par définition. »
« Nous ne pouvons pas parler de choc mais plutôt d’accélération liée à la propagation de la Covid-19 qui a obligé les membres des équipes R&D et support à travailler de leurs domiciles. Ce mouvement a été assez bénéfique, notamment en termes de productivité. Les réunions sont plus efficaces en raison de la distance. »
« En interne, le télétravail a permis de reconsidérer la manière de se voir de visu, en donnant la priorité aux réunions stratégiques. Il permet aussi de réfléchir à la nécessité de se voir au bureau ou dans un autre cadre. Comment allier l’utile à l’agréable, tout en renforçant les liens à travers des activités communes pour maintenir ce lien social ? L’outil digital est important mais il est important de garder des contacts avec l’ensemble des collaborateurs. »
« L’organisation est différente avec nos clients avec lesquels nous nous efforçons d’être toujours auprès d’eux en privilégiant un contact humain. Ce que nous vivons actuellement avec nos clients est assez révélateur : tout le monde y avait pensé mais personne ne s’y était vraiment mis. Les premiers retours montrent qu’ils ne souhaitent pas forcément en faire une pratique obligatoire et que la pratique améliore significativement le bien-être des collaborateurs. La forte productivité observée est à prendre avec des pincettes. Alors que le télétravail a été adopté de façon urgente, le niveau de productivité sera-t-il maintenu sur un temps plus long après la fin de la séquence de l’état d’urgence sanitaire ? »
« Nous essayons de voir ce qui peut mieux fonctionner et d’anticiper ces nouveaux modes de travail collaboratif. Il faut aussi s’inspirer de ce qui se fait ailleurs en Suède ou les Pays-Bas par exemple qui sont des pays moteurs en termes de télétravail. La France n’est pas la dernière sur la liste. Nous avons davantage de prédispositions qu’en Amérique du Nord. Avec la multiplication des laboratoires RH qui se mettent en place, c’est intéressant de voir quelles sont les meilleures recettes à mettre en place pour se rapprocher de notre culture de travail. »
« Chez Accretio, nous travaillons beaucoup sur la qualité de travail et l’engagement du collaborateur. Selon nos études,
- le premier critère qui ressort en France, c’est la relation avec les autres collaborateurs. C’est intéressant car cela éclaire les risques de perte de liens avec l’essor du télétravail;
- la notion d’engagement collaborateur était déjà importante dans un contexte normal. En France, seuls 29 % des salariés s’estiment engagés dans leur travail. C’est un élément que les entreprises devront prendre en compte dans le cadre de leur transformation. »