Gérald Karsenti, L’art de bâtir une équipe : « Il faut des managers agiles dans ce monde compliqué »
Par Philippe Guerrier | Le | Motivation & engagement
A travers un ouvrage sur le management incluant 18 témoignages de leaders ou d’influenceurs, Gérald Karsenti, P-DG de SAP France, aborde la puissance du collectif au service des organisations sous différents prismes.
On pourrait presque parler d’un ouvrage collectif qu’a délivré Gérald Karsenti, auteur de « L’art de bâtir une équipe ».
Le P-DG de SAP France (éditeur de logiciels pour les entreprises, dont des solutions de gestion RH dans le cloud) a publié une compilation de 18 témoignages de dirigeants et/ou de personnalités d’horizons divers : ex-ministre, chef d’Etat-Major, entrepreneurs…sur les thèmes « Choisir, former, inspirer ».
Voici un ouvrage précieux, publié en septembre 2022, pour bien démarrer l’année 2023 afin de réfléchir sur les formes de management et de leadership et sur la force du collectif.
Fort de son expérience de dirigeants dans diverses sociétés technologiques (IBM, Capgemini, HP, Hewlett Packard Enterprise, Oracle), Gérald Karsenti évoque dans l’entretien ci-dessous :
- la transformation du management,
- l’entreprise apprenante,
- les compétences requises pour organiser le travail en équipe,
- la mixité femmes-hommes,
- les usages professionnels des réseaux sociaux…
Quelles transformations observez-vous dans le management ?
Mon nouvel ouvrage « L’art de bâtir une équipe » se situe dans la continuité de celui paru en 2016, intitulé : « Leaders du 3ème type ». Après avoir dépeint le profil du leader de demain, je veux souligner le fait qu’en étant seul, le leader ne peut rien faire et j’ai souhaité présenter l’importance de monter et de souder une équipe.
D’ailleurs, dans la première partie de mon nouveau livre, je fais le bilan des défis identifiés en 2016 pour aborder les transformations observées actuellement.
- La finance internationale n’est pas solide,
- les inégalités se creusent,
- l’environnement de la planète est en danger.
Avec le recul, on voit que la situation globale ne s’est vraiment pas améliorée, elle s’est dégradée en accéléré. Que ce soit en politique ou en économie, le management par la bienveillance ne correspond pas vraiment à ce que l’on observe au jour le jour.
Je vois beaucoup de ressemblances avec la période précédent la Seconde Guerre mondiale : l’économie se porte mal, nous sommes à la recherche de nouveaux modèles, une nouvelle génération de leaders arrive, mais les dirigeants historiques s’accrochent à leurs sièges.
Nous vivons une période compliquée avec cette phase de transition et de transformation avec des personnes qui jouent collectifs.
Comment la crise Covid-19 a-t-elle bouleversé le management ?
J’ai commencé à écrire cet ouvrage avant le début de l’été 2021, en prenant en compte le contexte Covid-19.
L’un des principaux impacts dans l’organisation du travail est le recours massif au télétravail. Aujourd’hui, les entreprises ont tendance à revenir dessus. Les équipes ont besoin de trouver un équilibre entre télétravail et vie de bureau, car je pense que nous allons aboutir à une norme plus conventionnelle d’une à deux journées de télétravail par semaine.
Avec l’essor du télétravail, la pratique du management à distance se développe, mais cela s’apprend. Elle sous-tend d’abord des relations de confiance avec la définition précise de l’agenda de travail. Il est important de préciser au quotidien les attentes vis-à-vis des salariés, des équipes, et les collaborations à mener à distance.
Première expérience de télétravail chez IBM au début des années 90
• « Cela me rappelle les premières expériences de travail en dehors du bureau que j’ai mené au sein d’une agence pilote de 300 personnes chez IBM France dans la période 1990-1991.
• L’usage d’outils technologies, qui fonctionnaient sur des réseaux Internet bas débit, s’est révélé catastrophique.
• Mais c’étaient les prémices et cela nous obligeait à réfléchir la manière de piloter des équipes dans cette configuration-là. »
À la suite de cette période de pandémie Covid-19, la question du sens qui a aussi pris de l’ampleur. Les vagues de démissions observées montrent que les personnes recherchent des entreprises qui incarnent ce sens. Cela oblige les entreprises et les leaders à définir des lignes conductrices de valeurs à porter et à se montrer cohérents entre les principes et les actions.
Au-delà des résultats financiers, les entreprises peuvent être sanctionnées pour leur absence de vision sur la politique RSE. Elles vont devoir se réinventer et elles sont en train de le faire.
Les entreprises deviennent-elles « apprenantes » ?
C’est d’abord une culture d’entreprise avec des leaders conscients de la nécessité de former les équipes en permanence.
Dans le domaine de l’apprentissage, l’hygiène commence par soi-même.
Comment intéresser les collaborateurs si le manager lui-même ne se forme pas. C’est une nécessité pour éviter de se retrouver décalé au regard de l’évolution rapide des technologies.
Par votre expérience managériale, ressentez-vous un certain désintérêt de la part des jeunes vis-à-vis des postes de management ?
Je perçois cette tendance également d’un point de vue global, qui n’est pas générationnel.
Dans le système de promotion interne d’une entreprise, la principale question à poser au futur manager est celle-ci : « Êtes-vous prêt à gérer des problèmes ? » Parce que c’est 90 % du job de manager.
Il arrive que l’on me remercie pour le travail accompli afin de faciliter les tâches des collaborateurs, mais ça reste seulement 10 % du job. C’est la réalité de la fonction de manager.
C’est aussi une question psychologique : il faut aimer les gens, les écouter, leur porter attention, tout en revendiquant une forme d’exigence et d’exemplarité.
Il existe un biais fréquent observé en entreprise : faire monter par automatisme un collaborateur dans la hiérarchie pour éviter de le perdre. Mais ça reste une erreur fondamentale. Un très bon commercial peut se révéler être un piètre manager. Sauter le pas n’est guère efficace, car la légitimité obtenue sur le terrain est importante.
Je pense que l’on va revenir progressivement au basique : analyser les besoins en management et passer à la formation. J’aime bien la notion d’apprentissage continu à travers les MBA :
- j’intègre les bases en guise de premier bagage,
- je commence à travailler dans la vie active,
- puis je bascule en MBA pour affiner ou élargir mes compétences de management avec des experts qui viennent d’entreprises ou de secteurs différents. Pour les tranches de 28 à 35 ans, c’est un véritable accélérateur de carrière.
Nous avons besoin de managers véloces et agiles, car le monde bouge. Il devient de plus en plus nécessaire d’appréhender la complexité ambiante.
Sur « L’art de bâtir une équipe » pour un CEO recruté à l’extérieur, comment constituer son comité de direction entre ressources internes et externes ?
Il faut favoriser la diversification des profils.
C’est un mix à déterminer au cas par cas, au regard de l’état des lieux réalisé à la prise de fonction. Par principe, je mise sur une proportion de 80 % en interne et 20 % en externe. La stratégie qui arrive doit se bâtir avec les personnes en place.
C’est un piège fréquent pour les nouveaux dirigeants recrutés à l’externe : faire venir des anciens collègues ou faire jouer ses relations. C’est une décision qui aboutit à une certaine démobilisation des collaborateurs en interne.
Nous avons souvent le réflexe de recourir à des clones de nous-mêmes : même formation, même origine, même culture, parcours identiques en entreprise ou de formation…alors que le monde de demain, c’est justement l’inverse. Il faut favoriser la diversification des profils pour capter toutes les opportunités de marché et disposer d’analyses et de perceptions différentes.
Considérez-vous « L’art de bâtir une équipe » comme une soft skill ?
Oui, car c’est une compétence de s’entourer des bonnes personnes, au bon endroit et au bon moment. Identifier les bons profils et les recruter, cela reste un savoir-faire. Trouver les talents ne suffit pas, il faut aboutir à la complémentarité des compétences dans les équipes.
Illustrons cela dans le sport avec le PSG engagé dans la Ligue des Champions. La réunion de grands joueurs de football n’est pas forcément la recette du succès. Il faut surpasser les objectifs individuels, et en entreprise, c’est la même chose : il est nécessaire de trouver des profils complémentaires et de créer les conditions pour créer une alchimie.
Bâtir un esprit d’équipe dans une société de plus en plus individualiste : l’alchimie semble difficile à trouver dans ses conditions, non ?
On en revient à la question du sens pour susciter l’adhésion et entraîner les personnes sur un projet commun. Si la structure organisationnelle n’a que le moteur de la performance économique (c’est-à-dire gagner le maximum possible d’argent), cette unique perspective ne peut pas tenir sur le long terme.
Il faut créer d’autres valeurs par le biais de la cohésion d’équipes et de l’engagement collectif. La question de la raison d’être est loin d’être évidente au niveau des dirigeants et des comités de direction.
Comment favoriser la mixité jusqu’à la parité femmes-hommes dans les équipes ?
La mixité est une source d’accroissement de la performance en entreprise, selon une étude récurrente réalisée par McKinsey (« Women Matter »).
Par mes diverses expériences de management, l’accroissement de la performance s’est révélé systématique. La mixité permet de développer la créativité et de capter les sujets sous divers prismes. Pourtant, la mixité dans les instances de direction n’est pas acquise.
Il faut légiférer en instaurant des quotas de représentation femmes-hommes, comme en France (par exemple la Loi Copé-Zimmermann et la Loi Rixain-Castanner) et maintenant en Europe (directive Women on boards).
Quotas : « J’ai infléchi ma position »
• « J’ai des positions mitigées sur le sujet entre le principe de quotas et l’application de ce dernier. En 2021, j’ai participé à un groupe de travail initié par Elisabeth Moreno (ancienne Ministre Déléguée auprès du Premier Ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l’Égalité des chances,). Un des objectifs était notamment de faire avancer la proposition de loi Rixain-Castaner, visant à accélérer l’égalité économique et professionnelle.
• Initialement, je m’opposais à l’idée de quotas dans les comités de direction puis j’ai infléchi ma position. À travers la Loi Copé-Zimmermann, le système a marché au niveau des conseils d’administration, mais au prix d’une certaine frustration parmi des hommes qui se sont vu refuser l’accès au motif qu’il fallait d’abord attribuer le mandat à une femme.
• Ce n’est pas la façon idéale de régler le problème, mais nous n’avons guère le choix pour provoquer un déclic. Malheureusement, la situation évolue trop lentement. »
Pour aller au fond de ma réflexion, je pense que ceci reste seulement la partie émergée de l’iceberg. J’ai l’impression que l’on se trompe de combat, car la source du problème se trouve dans les viviers. Il faut s’attaquer au bas de la pyramide et recruter davantage de jeunes femmes expérimentées dans la perspective d’une montée progressive en responsabilités dans les strates de management. Et ce, afin de rééquilibrer la situation actuelle. Cette démarche doit s’inscrire dans une stratégie à long terme.
Toujours dans « l’art de bâtir une équipe », où placer le curseur au bon endroit entre le leadership individuel et l’intelligence collective ?
Il faut nécessairement les deux pour analyser les situations, interagir avec les parties prenantes et prendre des décisions les plus pertinentes possible.
Le fait de demander un accompagnement sur certains points n’est pas un aveu de faiblesse, bien au contraire. On ne peut pas tout savoir en étant seul. D’où l’intérêt de l’intelligence collective : chacun apporte sa brique.
Certains secteurs demandent davantage d’intelligence collective comme dans l’aérospatial pour qu’une fusée avec des astronautes se pose sur la lune par exemple.
La politique est aussi un très bon exemple de dualité permanente entre l’ambition individuelle (devenir le futur président de la République) et l’intelligence collective (mobilisation d’une équipe issue d’un parti pour monter un programme porteur).
Quel est votre réseau professionnel favori ?
Je trouve que LinkedIn est un outil de grande qualité pour développer son réseau professionnel.
Je suis moins fan de Twitter en raison de la violence démesurée des débats. Même si je n’en ai pas été la victime directement. L’anonymat ou le pseudonymat sur Twitter explique en grande partie les dérives constatées. C’est facile d’avancer la liberté d’expression, encore faut-il respecter la loi. Et j’aime bien savoir qui s’exprime sur les réseaux sociaux et savoir à qui je parle.
Que pensez-vous d’Elon Musk qui a repris fin octobre 2022 le contrôle de Twitter ?
C’est à la fois un entrepreneur génial et un visionnaire. Son parcours est prodigieux avec SpaceX et Tesla. Il a aussi cumulé des réussites avant, ce qui a permis de réinvestir dans d’autres secteurs.
Ce qui m’impressionne dans son leadership, ce sont les risques incroyables pris pour développer ses business et les paris que l’on pourrait qualifier d’excentriques d’envoyer des humains sur d’autres planètes comme Mars.
Il faut lui laisser sa chance avec la reprise de Twitter. La qualité ne peut que s’améliorer. Avec Twitter, Elon Musk dépasse l’innovation technologique. L’impact du réseau est plutôt d’ordre politique et sociétal. J’attends de voir la suite.
Néanmoins, dans votre ouvrage, vous qualifiez d’Elon Musk de « profil d’un narcissique dominant » et de « prototype de l’entrepreneur capitaliste et individualiste »…
Je confirme, c’est un style que j’avais envie d’intégrer dans mon livre, même si on n’apprécie pas forcément toutes les facettes de la personne. Il ne fait guère de doute qu’Elon Musk a ce profil de « narcissique dominant ». Mais c’est un leader avec des traits de génie et qui veut redessiner le monde.
Au regard de votre expérience professionnelle dense dans le secteur technologique, quel est le leader qui vous a le plus inspiré ?
C’est Lou Gerstner, l’ex-président d’IBM dans la période 1993-2002. Il a pris la direction de la firme technologique pionnière dans un contexte de mauvais résultats financiers. Il ne connaissait pas l’informatique, mais cela ne l’a pas empêché d’avoir une vision claire et structurée.
J’ai découvert avec lui l’art de la communication limpide, forte et impactante. Alors qu’Internet était en train d’émerger dans les années 90, c’est Lou Gerstner qui a inventé le concept ‘e-business’ devenu un grand succès à l’époque. Il avait une espèce de rayonnement naturel et une capacité à captiver son auditoire comme je ne l’ai jamais vu après.
Parmi les 18 témoignages de leaders que vous avez compilés dans votre ouvrage, quel est celui qui vous tient le plus à cœur ?
Difficile d’en citer un en particulier. Ils se sont engagés avec conviction et ils ont passé un temps considérable à m’apporter les réponses. Je les ai tous aimés.
« L’art de bâtir une équipe » : présentation du livre
• Auteur : Gérald Karsenti
• Sortie en librairie : 15/09/2022
• Editions Eyrolles
• Personnalités témoins dans l’ouvrage (par ordre d’apparition) :
- Maud Bailly (préface), directrice générale de la région Europe du Sud et membre du comité exécutif du groupe Accor ;
- Pierre Vandier, amiral, chef d’état-major de la Marine nationale ;
- Jean-Philippe Couturier, président-directeur général et fondateur de Whoz ;
- Pierre Barnabé, directeur général de Soitec ;
- Benoît Coquart, directeur général du groupe Legrand ;
- Didier Michaud-Daniel, directeur général de Bureau Veritas ;
- Laura Lesueur, présidente de Legendaily, créatrice du média « Legend Ladies » et conférencière ;
- Jean-Paul Mazoyer, directeur général adjoint du groupe Crédit Agricole ;
- Élisabeth Moreno, ancienne ministre déléguée chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l’égalité des chances ;
- Delphine Ernotte Cunci, présidente-directrice générale de France Télévisions et présidente de l’Union européenne de radiotélévision.
- Jean-Francis Pécresse, directeur général de Radio Classique, journaliste, éditorialiste ;
- Isabelle Huault, présidente du directoire et directrice générale de l’EMlyon business school ;
- Éric Labaye, président de l’École polytechnique ;
- Catherine Barba Chiaramonti, multi-entrepreneuse, conférencière, business angel, experte en commerce électronique et de la transformation digitale ;
- Emmanuelle Duez, cheffe d’entreprise et fondatrice notamment de The Boson Project et de Youth Forever ;
- Philippine Dolbeau, entrepreneuse, fondatrice de Newschool, ambassadrice de la délégation française pour l’alliance G20 des jeunes entrepreneurs ;
- Olivier Marchal, président de Bain & Company France ;
- Steve Moradel, cofondateur de Bemersive (metaverse), multi-entrepreneur, conférencier, professeur.
(Entretien diffusé sur News Tank RH le 23/12/2022. Pour accéder à l’offre Découverte)